PÉRIGNAC : LA BOSSE À CANOT

La rivalité entre deux frères et celle de deux soeurs va permettre à deux êtres de s’aimer. L’origine de “LA BOSSE À CANOT” découle justement d’une histoire d’amour comme tant d’autres d’ailleurs...

Grâce à ses aventures, COU DE BISON deviendra le premier chef huron à entreprendre une longue expédition dans l’Ouest du Canada. Avant lui, les canotiers Amérindiens ne voyageaient pas assez loin pour devoir transporter leurs canots sur de longues distances. C’est avec le portage que La Bosse à Canot devint l’attribut particulier de ceux qui pensaient plaire avec leurs cous musclés.

Voici donc un conte qui expliquera en toute simplicité comment les hommes d’une tribu de Tadoussac vinrent à hériter de cette bosse au cou.

LA BOSSE À CANOT

Chapitre 1

Dans la petite tribu huronne des Meedowoodipis, vivaient deux frères chasseurs des plus remarquables. Autant par leurs talents que par leur prestige, Cou d’Orignal et son frère cadet, Plume de Chef, faisaient la fierté de leur père, Sage Coeur.

Déjà, au cours de son enfance, Plume de Chef recherchait le titre de chef. Conscient tout de même que son frère Cou d’Orignal deviendrait le successeur de son père après sa mort, il tenta par tous les moyens de le surpasser à l’art de la chasse. On disait même parmi certains membres de la tribu que seul le statut d’aîné de Cou d’Orignal empêcherait le brave Plume de Chef d’obtenir le titre qui devait logiquement revenir au plus vaillant de la tribu. Le frère de Plume de Chef sentait bien une certaine rivalité et jalousie de son cadet, mais il était loin de se douter combien celui-ci le détestait.

Un jour, il fut question de marier Cou d’Orignal. Son père lui dit d’une voix solennelle: “Comprends mon fils que je me fais très vieux. C’est sur toi que je placerai bientôt la lourde charge de notre tribu. Il n’est pas bon que tu sois seul à supporter les responsabilités de chef. Trouves-toi une femme qui saura t’appuyer moralement par ses judicieux conseils car lorsque tu seras vieux, ton épouse t’aura soutenu et surtout donné plusieurs enfants. Je ne veux pas mourir avant que tu sois marié et père de quelques enfants mâles et femelles.”

Comme son père voulait s’assurer que son fils aîné poursuivra sa lignée familiale, Cou d’Orignal lui répondit joyeusement : “Regarde autour de toi, mon père. Tu ne trouveras que des jeunes filles qui veulent m’épouser. Je discuterai bientôt avec elles pour savoir laquelle me conviendra le mieux. Je ne tarderai pas à venir te voir avant les trois prochaines lunes au bras de celle que j’aurai choisie.”

Convaincu que sa beauté et son prestige sauraient faire plier le coeur amoureux d’une jeune fille de son village, Cou d’Orignal partit pour la chasse. Il ne pouvait se douter, le pauvre, que son frère était plein de malice. Ayant tout entendu de l’entretien privé entre son père et son frère, Plume de Chef se rendit chez la sorcière de la tribu, qui avait pour nom Aguna. Il lui dit d’un ton amer : “Si tu m’aides à empêcher le mariage de mon frère, je....t’épouserai. Tu deviendras la femme d’un grand chef car si mon frère ne peut se trouver une fiancée, mon père se tournera vers moi. Il veut que son successeur soit marié et père de plusieurs enfants.” Comme Plume de Chef était vraiment bel homme et elle, vraiment laide, Aguna lui répondit sans hésiter : “Je connais un moyen efficace pour éloigner toutes les femmes de ton frère.”

C’est par cette sorcière que le frère jaloux obtint une poudre capable de briser pour toujours cette rivalité entre lui et son frère aîné. Aguna lui présenta un bout d’écorce de bouleau en disant à voix basse : “Il te suffira d’ajouter cette poudre noire à de la bave de crapaud et ces quelques champignons empoisonnés que j’ai déjà mélangés à cette potion magique. Tu n’auras qu’à tremper la pointe de ta flèche dans celle-ci lorsque tu voudras blesser ton frère. Pour éviter toute imprudence, utilise la flèche d’un autre chasseur. Je te conseille de blesser ton frère à la cuisse car même si sa blessure lui semblera minime, il boitera le reste de ses jours.”

Plume de Chef prit donc cette potion en disant d’un sourire méchant : “Si mon frère ne peut se déplacer qu’en se traînant difficilement, quelle femme voudrait prendre la chance d’épouser un impotent ? Il perdra vite son prestige et surtout son titre d’excellent chasseur. Personne ne voudra d’un homme qui parviendra peut-être à chasser des petites bêtes comme le font nos enfants mais qui devra dorénavant s’abstenir de suivre les véritables chasseurs de gros gibiers.”

Chapitre 2

Plume de Chef suivit bientôt les traces fraîches laissées dans le bois par son frère aîné. Il connaissait fort bien les habitudes de chasse de l’autre ce qui le conduisit rapidement non loin de celui qu’il voulait blesser traîtreusement en se cachant derrière un arbre. Cou d’Orignal se cachait également de manière à ne pas laisser le vent porter son odeur jusqu’à cet orignal qu’il épiait depuis un long moment. La bête se trouvait encore dans l’eau mais dès qu’elle en sortirait, le chasseur saurait bien lui loger une flèche mortelle et au même instant son frère cadet en fit autant. Les deux flèches partirent en même temps. La première se logea dans le coeur de la bête comme prévue et l’autre, venue en sifflant derrière lui se planta dans sa cuisse. L’orignal tomba près de la rivière mais son chasseur en fit autant en gémissant de douleur. Le poison de la flèche lui brûlait comme un feu d’enfer. Plume de Chef s’empressa de fuir ce lieu après son méfait et laissa donc son frère se débrouiller seul malgré sa blessure. Cou d’Orignal marcha un moment en zigzaguant pour ensuite s’effondrer mollement sur le sol. Il tremblait terriblement mais les dents serrées, il arracha d’un seul coup la pointe de flèche inconnue. Elle s’était logée dans le haut de sa cuisse droite mais semblait n’avoir pénétré qu’en surface. Le blessé pansa sa plaie avec des feuilles et de la boue. Il arracha ensuite plusieurs lanières de cuir qu’il portait à son manteau et les noua les unes aux autres pour en faire un grand lacet. C’est ainsi qu’il s’enroula finalement cette corde au-dessus de son genou pour maintenir son pansement en place. Le chasseur se sentait très affaibli mais cela ne l’empêcha nullement de se relever et de se soutenir avec son arc.

Le pauvre chasseur revint péniblement au village. Son frère fut le premier à venir le soutenir par le bras et à lui dire d’une voix hypocrite : “Que t’arrive-t-il mon frère ?” “J’ai reçu une flèche dans la cuisse, se contenta de répondre Cou d’Orignal en appuyant sa main sur son épaule.” Alors que son frère cadet l’aida à s’asseoir sur une peau de loup, tous les autres membres de la tribu se pressèrent autour du blessé et tentèrent de s’informer du vaillant chasseur vraiment mal en point. Le chef s’approcha rapidement de son fils et lui serra les poignets en gémissant d’inquiétude : “Qui t’as blessé mon fils ? Il faut que je venge cet affront avant que les esprits de la guerre ne détournent leurs yeux de notre famille. Si une tribu voisine veut agir aussi lâchement en s’attaquant à un chasseur sans défense, dis-moi de quelles couleurs étaient les plumes de cette flèche ?” Cou d’Orignal lui dit pendant que des femmes soignaient sa plaie : “J’ignore qui a tiré cette flèche, mon père. Elle provient toutefois du carquois de l’un des membres d’une tribu huronne. Je pense qu’il s’agit malheureusement d’une flèche perdue par un chasseur imprudent et surtout maladroit. Il a probablement vu comme moi cet orignal et sa flèche a dévié en ma direction. Regarde cette blessure mon père; quelqu’un qui aurait voulu m’abattre se serait au moins donné la peine de m’envoyer sa flèche au niveau du coeur. Il s’agit, par conséquent d’un stupide incident sans importance car cette blessure n’est pas profonde.”

Le chef était rassuré, tout comme les autres membres de la tribu. La plaie dans la cuisse semblait superficielle et tout devait guérir en quelques semaines. Toutefois, les jours, les semaines et les mois passèrent sans que Cou d’Orignal puisse marcher normalement. Son père se doutait de quelque chose mais comme tous les pères, il était loin de s’imaginer que son jeune fils pouvait être à l’origine des malheurs du boiteux. Un matin, dès l’aube, le vieillard attristé se rendit discrètement sous la tente de la sorcière afin de lui demander conseil. Celle-ci dit après une longue réflexion : “Cette plaie est déjà refermée et ton fils boite à cause de son orgueil. J’ai entendu le Grand Esprit de la forêt me donner le nom de ton successeur. Plume de Chef est plus habile que son frère en toute chose mais c’est toi et nos traditions qui favorisent tout de même ton fils aîné. Par conséquent, un mauvais esprit s’est glissé dans la blessure de Cou d’Orignal pour l’obliger à abdiquer son futur titre de chef et du même coup, favoriser Plume de Chef. Le Grand Esprit ne veut pas te laisser perdre ton honneur. Si ton fils réussi à se trouver une épouse, son orgueil sera vaincu par l’amour envers cette épouse. Alors, rien ne pourra l’empêcher de devenir ton successeur même s’il est boiteux. C’est la volonté du Grand Esprit qui guide mes paroles car je sens bien ton coeur s’en attrister pendant que je te parle.”

La mauvaise sorcière regarda le vieil homme s’éloigner en se caressant les mains sur une suie très noire, faite des entrailles de corbeaux recueillies dans les cendres. Le chef ne tarda pas à faire venir toutes les jeunes filles du village sous son tipi afin de les inciter par des présents à épouser son fils aîné. Rien n’y fit ; aucune fille ne voulait marier un homme incapable de chasser et de protéger la tribu comme le ferait son frère Plume de Chef. Toutes les jeunes filles se disputaient le coeur du cadet mais détournaient leurs yeux dès qu’il était question de Cou d’Orignal.

Son fils ne guérissait pas et personne ne voulait de lui à présent qu’il traînait de la patte. Désespéré autant que Cou d’Orignal le chef de la tribu l’invita à se trouver une épouse dans un autre village. Il lui donna plusieurs objets de valeur dans le but d’inciter d’autres chefs à voir d’un bon oeil un mariage entre deux membres d’une tribu voisine. Il dit à son fils: “Va, sort du village et cherche une jeune fille dans un autre village allié. Tu devras toutefois revenir avant la treizième pleine lune car je me fais vieux et je ne peux attendre plus longtemps la décision des Esprits. Si tu n’es pas revenu après douze lunes, c’est que le Grand Esprit en aura décidé ainsi. Alors je devrai marier ton frère et lui céder mon titre de chef.”

Cou d’Orignal quitta sa bourgade avant le lever du soleil afin de pouvoir atteindre le village le plus proche avant la fin du jour. Il n’emporta que le strict nécessaire afin de pouvoir remplir son sac de jolis présents destinés à sensibiliser les autres chefs à sa cause. Vêtu de son costume en peau de castor, le boiteux espérait trouver une femme qui voudrait bien l’aimer malgré son infirmité physique. Il marchait en s’appuyant sur une canne solide car, il faut le préciser, cet homme se traînait difficilement sans cet instrument de fortune. Il fit plusieurs villages mais tous les chefs lui répondirent la même chose : “Nous connaissons ta vaillance et ta renommée, Cou d’Orignal. Malheureusement, nous ne pouvons t’accorder la main de l’une des filles de notre tribu. Tu ne peux chasser adroitement, ni assurer la protection et la nourriture à une épouse. Nous te conseillons donc fortement d’aller voir dans un autre village... On ne sait jamais !”

Le pauvre boiteux ne manquait sûrement pas de courage et de persévérance puisqu’il fit des centaines de villages. Sa marche dura si longtemps, qu’il se retrouva finalement dans les grandes plaines de l’Ouest. Il y vit des bisons pour la première fois de sa vie. Ce n’est qu’à cet instant qu’il réalisa s’être éloigné de son petit village de Tadoussac. Il s’arrêta près d’une longue rivière afin d’y passer la nuit.

Tout à coup, une frêle voix le sortit de son demi-sommeil agité. Celle-ci appelait à l’aide mais étais-ce le vent qui jasait entre des arbres ou une personne qui criait entre deux lourds moments de silence ? Le voyageur crut bon de se lever et de tendre l’oreille. Il finit par voir une ombre au milieu de cette rivière éclairée par la pleine lune. Comprenant que cette voix était celle d’une personne en train de dériver sur un tronc d’arbre, le vaillant jeune homme plongea à l’eau et nagea difficilement contre ce courant qui emportait rapidement une jeune fille vers une chute. Il ramena bientôt la pauvre naufragée sur le bord de la berge. La jeune fille s’était évanouie mais son visage apparaissait merveilleusement beau à ce sauveteur amoureux. En effet, Cou d’Orignal ressentit une vive douleur dans sa poitrine en découvrant les jolies yeux de celle qui revenait peu à peu de son sommeil. Avec des yeux aussi doux, que faisait donc cette jeune fille au milieu de la rivière ? semblait se demander le jeune homme en l’examinant tendrement. En voyant son sauveteur penché au-dessus d’elle, la jeune fille laissa s’écouler quelques larmes de reconnaissance envers son héros et qui furent vite essuyées par un baiser de celui-ci. Cou d’Orignal sentit dans les lèvres de cette inconnue une sorte de passion amoureuse. Ce coup de foudre entre un pauvre voyageur et une pauvre naufragée était-il inscrit dans le livre de leur destinée ? Personne ne pourrait le dire. Toutefois, ce clair de lune y était pour quelque chose. Puis se souvenant que c’était le soir de la treizième lune, le fils aîné du grand chef, Sage Coeur, comprit que son frère cadet venait d’être nommé grand chef de son village. Cou d’Orignal n’était pas attristé d’avoir perdu son titre de chef mais seulement de savoir son père déçu. Il se l’imaginait au milieu des membres de la tribu en train de placer une couronne de plume sur la tête de celui qui ne méritait pas ce titre de chef. Le vieil homme en mourrait sans doute de peine mais Cou d’Orignal n’y pouvait rien. Il venait de découvrir à des milliers de kilomètres de son village natal, une fort jolie princesse amérindienne. Celle-ci était vraiment la fille d’un grand chef Cris. Qu’elle soit princesse et lui, un pauvre déshérité, importait peu ce soir-là. L’amour unissait ces êtres dans une passion dévorante et ce feu les attisa jusqu’à l’aurore.

Au matin, Cou d’Orignal se rendit à la rivière afin d’y puiser un peu d’eau. Lorsqu’il se retourna pour examiner son amoureuse qu’il croyait toujours endormie, son regard devint troublé. Cette jeune fille assise devant lui avait-elle vue son infirmité ? Le voyageur était convaincu d’avoir troublé cette princesse qui baissa les yeux dès qu’il vint s’agenouiller devant elle. “Tu sais que je boite à présent. C’est cela qui te gêne n’est-ce pas ?” Non, lui répondit-elle dans une langue que pouvait comprendre son amoureux. Dans ma tribu, une jeune fille baisse les yeux devant celui qu’elle aime et désire épouser.” Le jeune homme la serra dans ses bras et pleura de joie. Il ne pouvait espérer retourner dans son village avant plusieurs mois et surtout sans d’abord rencontrer les parents de cette jeune fille afin de la demander en mariage. Il ignorait que son frère venait de se marier à la sorcière. Aguna était connue pour être la femme la plus laide de Tadoussac. Personne ne comprenait pourquoi Plume de Chef l’avait épousée mais on respectait le choix du nouveau chef. Son père fixait cependant l’épouse de son fils d’un air sévère comme s’il se doutait bien d’avoir été victime d’une supercherie. Il songeait à son fils aîné en opinant tristement de la tête. C’est tout ce que fit Sage Coeur pour réprimer des yeux son fils et cette sorcière qui lui souriaient en silence. Que pouvait faire un vieil homme contre un fils hypocrite et une bru méchante ?

Loin de son village, Cou d’Orignal apprit finalement le nom de sa future épouse. Elle s’appelait, PERLE DE LUNE. C’était un fort joli nom mais qui reflétait à peine la beauté de la jeune femme. Pressé de connaître la mésaventure de Perle de Lune, son fiancé attendit qu’elle s’installe entre ses bras et qu’elle essuie quelques larmes qui annonçaient de bien tristes souvenirs. La jeune fille lui dit en pleurant : “Ma soeur Haïda m’a projetée du haut d’un précipice grâce à ses pouvoirs magiques. Ma soeur me déteste à cause de ma beauté. Il est vrai que tous les prétendants n’ont jamais voulu fréquenter Haïda. Est-ce à cause de moi ou simplement à cause de son mauvais caractère, je ne pourrais le dire. Quoiqu’il en soit, sa méchanceté m’a valu une chute dans la rivière. Le pire est que mon père m’a vu me jeter du haut de la falaise sans y être poussée par ma soeur. Il croit certainement que j’ai tenté de mettre un terme à mes jours pourtant si heureux car personne ne sait que ma soeur est une puissante sorcière. C’est son pouvoir qui a arraché mes mains solidement accrochées à un arbre pendant que je suppliais ma soeur de s’éloigner de moi. La force invisible me poussait violemment vers mon lieu de suicide sans que je puisse résister au vent de la mort. C’était terrible à supporter comme épreuve puisque je n’avais nulle envie de mourir et surtout de laisser mon père dans un tel mensonge. Je lui criais de venir me secourir mais lui, trop loin pour m’entendre me faisait signe des bras de m’éloigner de ce précipice. C’est alors que ma soeur cachée derrière un rocher invoqua plusieurs esprits suicidaires afin de me forcer à me jeter en bas. Je résistais en invoquant le Grand Manitou. Ma soeur employa son pouvoir pour se transformer en corbeau noir qui piqua rapidement ma chevelure. C’était la fin; j’ai perdu l’équilibre en tentant de m’en débarrasser. Je suis toutefois convaincue que le Grand Manitou eut pitié de moi car, à peine dans la rivière, je sentis du bout des doigts un tronc d’arbre qui descendait miraculeusement le courant rapide. Sans toi, qui sait si j’aurais pu survivre en tombant dans la chute !”

Cou d’Orignal lui fit ensuite le récit de son aventure. Nos deux amoureux étaient victimes d’un frère et d’une soeur jaloux mais c’était inutile de s’attarder à se plaindre de leur sort. Après tout, n’étais-ce pas grâce à ce drame s’ils purent se rencontrer ? Il fallait en remercier le Grand Manitou et songer à se trouver un abri. Selon Perle de Lune, Haïda possédait un odorat si développé qu’elle ne tarderait pas à sentir sa présence. “Si elle me sait encore vivante, rien ne lui sera plus facile de me retrouver grâce à son odorat. Ses pouvoirs nous tueront tous les deux. Il faut fuir les grandes plaines avant qu’il soit trop tard.” C’était le moment idéal pour ramener une jolie fiancée dans son village natal mais, pourquoi fuir cette méchante soeur plutôt que de venger les souffrances qu’elle fit subir à sa bien-aimée ! Cou d’Orignal voulait y réfléchir, c’est pourquoi il répondit à Perle de Lune : “Est-ce que notre fuite empêchera ta soeur de nous poursuivre un jour ou l’autre ? Est-ce que notre départ calmera l’angoisse de ton père si tu ne lui révèle pas tôt ou tard que ta soeur est une méchante sorcière et toi une pauvre jeune fille qui n’a jamais voulu se suicider ? Il faut me laisser réfléchir à tout cela, Perle de Lune. J’ai vu une grotte non loin d’ici qui fera un bon gîte et qui, j’espère bien, empêchera le vent de porter ton odeur jusqu’à ta mauvaise soeur.”

Cou d’Orignal avait raison. Le vent pouvait transporter l’odeur de sa fiancée très loin. Une fois dans cette grotte, Perle de lune ne risquait pas de s’exposer à ce vent qui devenait, malgré lui, un très bon indicateur pour cette sorcière au nez trop long. La jeune fille devait donc se cacher du vent jusqu’à ce que son fiancé trouve une autre solution. Il lui dit : “Ici tu seras en sécurité. Je dois nous trouver de quoi manger. Pendant mon absence, garde ce feu allumé devant l’entrée afin d’éloigner les ours et autres bêtes qui rôdent dans les collines. Je serai de retour avant la nuit et tu verras que mon gibier saura nous satisfaire pour plusieurs jours.”

La jeune fille était inquiète : le courage de son fiancé lui parut de la véritable folie. “Ne t’approches jamais seul d’un troupeau de bisons, lui cria-t-elle d’une voix suppliante. Tu ne connais pas ces bêtes noires et difficiles à abattre.” “Mon instinct de chasseur me dictera où se trouve le coeur de cet animal. Je ne manque jamais mon coup. Ne sois pas si craintive ma bien-aimée car cela peut m’empêcher de me concentrer au moment voulu. Je vais être prudent et surtout assez loin pour savoir m’éloigner s’il y a le moindre danger.”

Cou d’Orignal ne voulait pas inquiéter sa fiancée. Il lui mentit en lui disant qu’il se tiendrait à distance de ces bêtes énormes car, il faut le dire, ce chasseur expérimenté savait fort bien que sa flèche devait tout de même pénétrer la peau épaisse du bison. Il oublia surtout de dire à Perle de Lune qu’il ne possédait qu’une seule flèche dans son carquois. Il se fiait à son talent de tireur et à son puissant bras. Il n’osait même pas songer à sa jambe qui l’empêcherait de courir s’il devait fuir un troupeau dans la plaine.

En l’absence de son fiancé, Perle de Lune demeura sagement au fond de la grotte et fixa longuement la flamme du petit feu dressé devant l’entrée. Dehors, le vent sifflait méchamment contre des arbustes agrippés aux parois de la caverne. Au loin s’étendait la plaine et plus loin encore se dressait une petite chaîne de montagnes arrondies. La jeune fille attendait nerveusement le retour de Cou d’Orignal car les premières ombres du soir s’étaient déjà emparées d’une partie du ciel. Il allait bientôt faire nuit et aucun pas familier ne voulait mettre un terme à son inquiétude. L’aube se leva majestueusement mais Perle de Lune était toujours seule. Le feu s’était éteint depuis plusieurs heures et ses braises refroidies donnèrent une idée à cette jeune princesse qui voulait partir à la recherche de son amoureux. Pour tromper le vent, elle s’enduisit tout le corps de cendre noire et du même coup son odeur de suie la protégea de sa soeur Haïda.

Un fort étrange sentiment pressait la jeune fille vers la plaine. On aurait dit qu’elle savait déjà que son fiancé ne reviendrait jamais auprès d’elle. Son coeur lui faisait mal et ses yeux scrutaient en pleurant les alentours à la recherche des traces de pas du chasseur solitaire. Là, à côté d’un rocher se trouvait une trace de sang. Derrière ce bloc de pierre se cachait cette vérité que Perle de Lune n’osait affronter de face. D’un pas chancelant, ses mains déjà devant sa bouche, la déchirure devait tout de même se faire. Des vêtements déchiquetés et trempés de sang témoignaient d’eux même du drame vécu par ce pauvre Cou d’Orignal. Un ours féroce l’avait dévoré et même emporté son corps qui servirait sans doute à nourrir des petits. Puis, qui sait si des loups n’avaient pas encore festoyés des restes de ce chasseur ! La princesse était brave et lorsqu’elle comprit que tout était fini, elle enterra les morceaux de vêtements de son fiancé afin d’éloigner ces bêtes qui rôderaient bientôt dans les environs à la quête de gibier facile. Malgré sa tristesse, cette femme était prudente. Ce n’était pas le moment d’attirer des animaux tout près de chez elle. Lorsqu’elle suivit les pas de son fiancé jusqu’au bout, elle trouva un bison étendu sur une touffe d’herbe, le coeur transpercé d’une flèche. Cou d’Orignal l’avait abattu mais un ours s’était mis en tête de poursuivre ce chasseur qui courrait difficilement devant lui. Quelques pas lui suffirent pour atteindre les épaules de sa victime. Le reste est facile à s’imaginer.

Pendant plusieurs jours la princesse se laissa aller à sa tristesse et pleura longuement cachée dans sa grotte. Elle se nourrissait uniquement de plantes car le bison était déjà devenu un squelette, laissé là par des prédateurs affamés. Ce n’étaient pas des bêtes mais une tribu de nomades. Heureusement pour Perle de Lune, ces hommes se contentèrent d’emporter la viande de cette bête providentielle avant de poursuivre leur route à travers la plaine.

Chapitre 3

Une nuit, la princesse fit un rêve fort étrange. Un bison lui dit en demeurant derrière une sorte de voile nuageux : “Perle de Lune, ton époux est à présent au pays de ses ancêtres. Puisqu’il m’a vaincu honnêtement en se servant de son habileté de chasseur, c’est moi, le bison, qui dois m’avouer honteux devant lui. Je possédais la taille et la force pour vaincre logiquement ton époux mais j’ai douté de son courage. Il était là devant moi, seul et immobile, guettant mes moindres gestes des yeux et de la tête. Je voulais lui faire peur mais cet homme tendit lentement son arc après y avoir placé la seule flèche de son carquois et attendit que je charge sur lui. Tout homme aurait reculé en voyant une bête de ma taille foncer sur lui avec furie. Au dernier instant, sa flèche se logea dans mon coeur. J’ai fléchi les genoux devant ton époux qui m’examina un moment souffler sur le sable poussiéreux et puis... Un voile noir se dressa entre lui et moi. Sois fier de celui qui a vaincu la force terrible du bison et accepte les regrets de l’ours qui, par lâcheté, s’attaqua à un homme qui ne pouvait courir. Nous passerons cette bête en jugement. Il n’a pas respecté les lois de la chasse en poursuivant un pauvre boiteux. Ceci dit, j’ai un message de ton époux. Il te prépare une jolie demeure pour le jour où le Grand Manitou décidera de mettre un terme à ta vie terrestre. Il sait que tu souhaiterais le rejoindre bientôt mais le Grand Esprit de la plaine me dit que tu portes en ton sein un enfant de ton époux. Sois patiente Perle de Lune car cet enfant rendra justice à son père. Cou d’Orignal veut que tu saches que son infirmité ne provenait pas d’une simple blessure de chasse mais d’un poison fabriqué par une sorcière.”

La jeune femme s’éveilla en sursaut. Son rêve lui paraissait si réel qu’elle se caressait le ventre maternellement. Quelques mois plus tard, elle accoucha d’un fort joli garçon. En mémoire de ce bison qui lui avait parlé et prophétisé dans son rêve, ce fils fut appelé, COU DE BISON. La mère et le fils vivaient déjà dans cette grotte depuis dix ans sans qu’il soit question de quitter cet endroit. Perle de Lune refusait également de sortir de la grotte sans d’abord s’enduire le visage et les bras de suie noire. Cou de Bison n’avait jamais encore vu les jolis traits de sa mère sinon qu’à travers la pénombre de cette grotte. Il savait pourquoi sa mère devait voiler son odeur et cela l’indignait de la voir se recouvrir de suie. Pourquoi Perle de Lune devait-elle se cacher d’une soeur méchante ? se demandait-il souvent dans ses réflexions enfantines. Lorsqu’il cherchait à percer le mystère de ses parents, une voix douce et affectueuse lui disait : “Tu es encore trop jeune pour comprendre cette méchanceté dont ton père et moi avons été victimes.” Perle de Lune voulait que son fils soit d’un coeur pur et non d’un coeur vengeur lorsqu’elle lui apprendrait ses mésaventures. Comment réagirait ensuite Cou de Bison en apprenant que sa mère était une princesse qu’on a tenté de tuer et que son père était le fils d’un grand chef huron ? Cette mère n’osait y songer car elle n’espérait pas se venger de sa soeur malgré toute sa méchanceté. Elle voulait simplement le bonheur de son fils.

Un soir, un ours se dressa devant la grotte. Apeurée, Perle de Lune serra son fils sur sa poitrine en criant : “Va-t-en sale bête. Tu n’auras pas mon fils... Tu ne tueras pas mon fils...” Elle criait mais l’ours demeurait toujours devant l’entrée en manifestant une telle tristesse dans son regard que l’enfant s’en approcha sans crainte et le flatta malgré les supplications de sa mère. La bête semblait apprivoisée et Cou de Bison s’en fit aussitôt un compagnon de jeux. Cela dura huit ans. Devenu un fier jeune homme, doté d’une force physique extraordinaire, ce garçon luttait souvent avec l’ours qu’il avait appelé, BOULE NOIRE. À chaque fois, la bête se faisait battre sans devoir laisser le moindre avantage à son adversaire. Cou de Bison était vraiment très fort et son compagnon à fourrure s’en retournait souvent en grognant sa défaite. Même si Boule Noire faisait tout pour être le plus discret possible, dormant devant la grotte comme un brave chien de garde et agissant également comme un animal doux et fidèle, ses yeux se mouillaient de tristesse dès qu’il sentait le regard de Perle de Lune sur lui. Cette femme savait qu’il était cette bête qui dévora son époux. Cet ours repentant ne pouvait s’attendre à la moindre marque d’affection de cette femme même lorsque Cou de Bison cherchait à lui rapprocher la main de la crinière musclée de Boule Noire. À chaque fois, d’un geste nerveux et craintif, Perle de Lune refusait de toucher cet ours. Celui-ci ne pouvait lui en vouloir de le détester à ce point même s’il faisait tout pour lui prouver son repentir. Un jour, il s’était même battu contre dix loups qui tentèrent de pénétrer dans la grotte en l’absence de Cou de Bison. Perle de Lune crut un instant pouvoir aimer cet ours qui la défendit courageusement et qui se léchait les plaies sans lui demander le moindre regard bienvaillant. Ce court instant de sympathie ou même de compassion envers cette bête fut bientôt noyée dans le triste souvenir de son pauvre époux. Cette femme retourna au fond de la grotte et pleura longuement de ne pouvoir éprouver un brin de pitié envers le compagnon de son fils.

Boule Noire se faisait vieux mais comme il s’était donné cette mission de veiller sur cette famille, il enseigna même la pêche à son ami Cou de Bison. Il sautait dans l’eau et indiquait au jeune homme comment s’y prendre pour traquer un poisson avant de le sortir de l’eau. Il fallait uniquement de l’habileté et surtout de la vitesse. Les griffes de l’ours n’étaient pas plus agiles que les mains du garçon dans cet art. L’ours montra à son ami comment suivre une piste les yeux fermés, comment reconnaître le chant des oiseaux et la respiration d’une bête rôdant dans les hautes herbes. Le jeune homme avait un excellent professeur et cet ours pouvait à présent mourir en paix. Un matin, Boule Noire refusa de se lever lorsque Cou de Bison voulu sortir à l’extérieur. L’animal demeurait allongé devant l’entrée et même les taquineries de son maître ne pouvaient l’émouvoir. Il a bien fallu que le jeune homme accepte de se séparer de lui. Sa mère le trouva agenouillé près de la bête et qui pleurait sans chercher à se faire consoler. Perle de Lune respecta les sentiments de son fils envers cet ours et pour la première fois de sa vie, elle osa lui caresser la tête. Son fils lui dit en s’essuyant les yeux: “C’est bien la première fois, mère que je te vois caresser Boule Noire.” L’autre lui répondit en retirant rapidement la main de cette fourrure froide : “Je sais que tu juges ma froideur envers Boule Noire depuis des années. Je dois te dire pourquoi j’ai détesté cette bête et pourquoi ce matin j’ai éprouvé un soulagement en la voyant morte devant la grotte.” Avec beaucoup d’émotion dans la voix, sa mère lui raconta dans quelle tragique circonstance elle devint veuve. Cou de Bison en éprouva un tel choc qu’il frappait l’ours en le traîtant d’assassin pour ensuite se jeter sur lui afin de lui demander pardon. “Tu es mon ami, gémit-il en sanglotant mais je te déteste autant que je t’aime.”

Puis, le temps passa. Cou de Bison et Perle de Lune discutaient souvent de Cou d’Orignal. Son fils buvait chaque parole qui le concernait, exactement comme si à chaque instant une force étrange l’incitait à vouloir partir vers le pays des hurons. Un soir, sa mère se décida à lui raconter ce songe qu’elle fit peu de temps avant sa naissance. Le fier jeune homme devint aussitôt animé par cet esprit qui ne cessait de lui répéter : “Ta mère dit vrai ; Cou d’Orignal a été victime d’un mauvais sort. C’est à toi qu’il incombe à présent de faire justice à ton père.” Cette voix intérieure le pressait vers le départ mais Perle de Lune lui dit en baissant les yeux : “J’ignore si ce rêve n’est pas simplement le fruit d’un mauvais esprit qui cherche à me faire quitter les plaines. Je vois dans ton regard de brave jeune homme, la flamme d’un esprit vengeur. Si c’est ce feu qui anime tes pensées, réfléchis bien à ce que je vais te dire. Cet esprit aide les hommes à venger leur honneur et colle ensuite à leur peau afin de poursuivre son travail néfaste jusqu’aux pays des morts. Il venge les honneurs, poursuit les coupables et s’attaque même au tort fait aux innocents. Bientôt, sa justice devient une autre injustice car les hommes ne sont pas assez sages pour admettre leurs torts. Alors, ils évoquent cet esprit destructeur en croyant obtenir la fin de leur injustice. Lorsque l’on sait de quoi se nourrit cet esprit vengeur, on évite de l’évoquer. Il mange de la chair humaine, boit le sang des victimes, sème les querelles et entretient son champ de mensonges. Il ne peut faire justice sans laisser des mères et des enfants dans le besoin. Non, tu ne dois pas laisser cet esprit vengeur guider ton coeur. Laisse le Grand Manitou dessiner ta route afin d’éviter de rencontrer cette bête qui se croit issue d’une bonne conscience.”

Cou de Bison ne savait plus quoi penser de tout cela. Sa mère et son père étaient tous les deux victimes de mauvaises sorcières et lui, plein de force et de courage se sentait tout à fait impuissant. Il faut dire que ce n’est jamais facile de freiner la vigueur d’un jeune homme qui s’imagine obtenir la justice par la force. Sa mère lui dit avant d’aller dormir : “L’esprit de justice est tout puissant. Laisse-le agir et tu verras qu’il ne sera pas nécessaire d’intervenir selon les lois de la guerre. J’ai souvent songé à me venger de ma soeur, tu sais ! Je me disais que j’étais une princesse et d’autant plus que mon père devait me juger indigne de son amour lorsqu’il me vit sauter en bas de cette falaise. À ses yeux, je ne suis qu’une faible fille que le désespoir poussa au suicide ! Je voulais retourner dans mon village et crier à l’injustice. Je crois que le Grand Esprit de la plaine m’empêcha de faire cette bêtise en m’obligeant à m’occuper de mon fils. Aujourd’hui, je n’ai plus envie de revoir les miens puisqu’ils m’ont rejetée en croyant les mensonges de ma soeur. Je vois une grande tristesse dans tes yeux, mon fils. J’ai accepté de ne plus retourner parmi les miens depuis que je sais que c’est à Tadoussac que je trouverai enfin le bonheur. Nous devons obéir à cette promesse que ton père a fait de revenir dans son village en compagnie d’une femme qui voudrait bien l’épouser. J’ignore si son père vit encore pour nous recevoir dans ses bras. Il sera fier de son fils aîné.”

Cette nuit-là, le jeune homme fit un rêve fort étrange. Il vit un sourcier qui plantait une lance dans différents endroits de la forêt puisqu’il semblait à la recherche d’une source souterraine. Le manche de son instrument se terminait par une touffe de plumes rouges. La pointe de lance était noire de terre à chaque fois qu’il la retirait du trou. Puis, tâtant un sol plus mou, ce sourcier amérindien opina lentement de la tête d’un air satisfait. Il s’agenouilla et commença à creuser dans cette boue noire. Entre ses mains habiles se forma une sorte de vase. Puis, travaillant la terre au centre du trou, il réalisa un petit cône dont l’aspect général faisait penser à une pyramide. L’eau se mit à suinter sur la pointe du cône dès qu’il fit quelques jeux de passe-passe au-dessus de celui-ci. Le sourcier sortit ensuite trois branches de son baluchon et les dressa au milieu du trou comme s’il désirait dresser le squelette d’un tipi. Ces morceaux de branches séchées étaient teints de rouge, de blanc et de noir. Le vieil homme répandit des feuilles mortes sur la pyramide, ainsi qu’une poudre ressemblant à du sel granuleux. Le tipi s’enflamma aussitôt de lui-même. Une fumée noire s’éleva un moment mais le sourcier gesticula d’autres mouvements étranges et alors, cette fumée se dispersa afin de laisser place à un fil lumineux qui s’éleva très haut dans le ciel. L’homme sortit finalement une flèche de son carquois et la passa à trois reprises sur le feu en disant : “Flèche de bois, feu de bois et source du bois, frappez mortellement ce corbeau noir dès qu’il croassera le nom de celle qui lui a pris sa forme pour voyager dans le ciel.” Il plaça cette flèche magique sur son front avant de la lancer dans les airs. Un gros corbeau croassait : “Non, je t’en supplie bon sourcier, épargne cette pauvre Haïda.”Au même instant la flèche le traversa de bord en bord. L’oiseau noir tomba aux pieds du sourcier qui lui dit froidement : “Te voilà mauvaise sorcière dans ton corps naturel. Perle de Lune a souffert de tes pouvoirs magiques mais, à présent que tu es morte, ta soeur n’aura plus à te craindre. Qu’elle cesse donc de te fuir car le vent ne portera plus son odeur à sa mauvaise soeur.”

Cou de Bison s’éveilla en sueur. Il faisait déjà jour mais sa mère dormait paisiblement dans un coin de la grotte, le visage et les bras recouverts de cette cendre noire. Le jeune homme ne se souvenait pas de l’avoir vu une seule fois débarbouillée. Lorsqu’elle se lavait, c’était toujours dans le noir et ironiquement, c’était pour s’enduire ensuite le corps de suie. Cou de Bison était encore allongé sous sa couverte en peau de loup et demeurait accroché à ce rêve. Il se leva pour aller puiser de l’eau à la rivière sans se douter que le gros corbeau de son songe était allongé près d’un feu. C’est l’odeur du bois brûlé qui attira tout d’abord son attention vers un petit bois situé non loin de la caverne. Il vit bientôt ce trou dans lequel des cendres tièdes étaient encore mêlées à de la boue noire. Il reconnut aussitôt ce feu du sourcier et surtout le corbeau gisant tout près du feu éteint. Le jeune homme n’hésita pas un seul instant pour courir jusqu’à la grotte en criant : “Mère, mère, Haïda est morte.” Perle de Lune sortit précipitamment de sa caverne mais son fils excité lui prit la main en lui racontant son rêve, tout en la conduisant vers le petit feu du sourcier. La femme n’osait croire que ses peines pouvaient prendre fin aussi facilement. Rien ne lui prouvait que ce corbeau était Haïda. Toutefois, c’est son fils qui la fit perdre ses doutes dès qu’il l’obligea à plonger dans la rivière afin d’effacer cette suie qui la recouvrait depuis trop longtemps. Perle de Lune sortit calmement de l’eau en souriant. Elle était si belle que son fils s’écrit : “Mère, tu es si belle que père serait très fier de pouvoir te présenter aux siens. Puisqu’il est mort, c’est moi qui le ferai en son nom. Nous partirons dès demain vers la terre des hurons et je te porterai de peur que les pierres se transforment en amoureux si tu les foules des pieds.” La princesse amérindienne se contenta de lui répondre d’un air embarrassé : “Ce ne sont pas les pierres qui risquent de se transformer en amoureux, mais promets-moi, mon fils, de ne laisser aucun homme me demander en mariage. J’ignore quels sont les rites et coutumes des hurons concernant les veuves mais ta mère n’épousera à présent que le doux souvenir de son premier époux.” Son fils lui fit un large sourire en disant : “Personne n’obtiendra ta main si tel est ton désir. Il faut à présent songer à notre départ car demain nous quitterons ces plaines.”

Chapitre 4

C’est ainsi que la veuve et le fils de Cou d’Orignal quittèrent les plaines de l’Ouest le coeur rempli à la fois de joie et de tristesse. Ils éprouvaient cette même impression que ceux qui laissent derrière eux un pays avec de la nostalgie et qui placent leur joie dans la découverte d’une nouvelle patrie. Il s’agissait d’un très long voyage et pourtant les deux voyageurs n’y songeaient même pas. C’était comme s’ils s’aventuraient sur des terres connues et surtout foulées avant eux par un homme qu’ils aimaient toujours. Comment pouvaient-ils se plaindre d’une route qui fut jadis parcourue par un boiteux ! Non, vraiment, Perle de Lune et Cou de Bison ne songeaient qu’à l’instant où ils atteindraient finalement ce village de Tadoussac.

Ce voyage se fit sans trop de difficultés jusqu’au moment où apparut l’embouchure d’une longue rivière qui se déversait dans un fleuve. Après avoir franchi plusieurs chemins escarpés, plusieurs bois et d’innombrables sentiers en transportant sa mère sur ses épaules, le jeune homme s’arrêta sur le bord d’une rive afin d’y construire un canot. Doté d’une confiance absolue en son père qui l’inspira pour la confection de son premier canot d’écorce, Cou de Bison le termina et le souleva au bout de ses bras dans le but de le mettre à l’eau. Tout à coup, des froissements de feuilles et des craquements de branches le mirent dans une grande inquiétude. On l’observait pour des raisons qu’il ne voulait pas connaître. Se tournant la tête lentement vers la gauche et la droite, le pauvre homme vit alors une dizaine d’Iroquois sortir du bois. Ils s’approchaient tout en formant un cercle autour des deux voyageurs. Leur présence était loin d’être amicale car plusieurs d’entre-eux tenaient déjà des haches de pierre au-dessus de leurs épaules. L’un d’eux disait à ses amis : “Vous me laissez cette jolie femme car jamais je n’ai vu une sauvagesse aussi belle.” Ses confrères acquiesçaient à la demande de leur chef mais Cou de Bison ne pouvait comprendre leur langue. Ce qu’il comprenait, par contre, c’était qu’on voulait le massacrer à coups d’attama-hack, c’est-à-dire de ce casse-tête servant à fracasser le crâne d’un ennemi.

Perle de Lune cria de désespoir : “C’est moi qu’ils veulent, mon fils ; tu ne dois pas risquer ta vie inutilement. Sauve-toi...” Son fils n’avait pas du tout envie de fuir ces Iroquois. Les premiers arrivés devant lui reçurent le canot au visage et les autres trouvèrent leur maître dès que le jeune homme les frappa à coup d’avirons. Il en tenait un dans chaque main et ses adversaires réalisèrent qu’ils avaient devant eux un homme dont la force devait être prodigieuse. Ils préférèrent abandonner le combat en fuyant à travers bois.

Le canot qui n’avait subi aucun dommage sérieux se fit mettre à l’eau sans attendre par Cou de Bison. Il savait que ces Iroquois ne tarderaient pas à revenir avec d’autres guerriers. Il pressa sa mère de monter à bord et s’éloigna rapidement de la rive. Quelques minutes plus tard, les Iroquois revinrent plus nombreux et regardèrent d’un air étonné l’embarcation au milieu de la rivière. L’un des guerriers s’écria : “C’est incroyable ; jamais aucun homme ne pourrait s’éloigner aussi vite de la rive à moins de posséder un canot magique !”

Le canot filait rapidement vers Tadoussac. Les coups d’aviron, de rame ou de pagaye du puissant Cou de Bison frappaient l’eau si vite que son embarcation semblait planer au-dessus du fleuve. Tous ceux qui pêchaient sur les rives du Saint Laurent abandonnaient leur travail pour s’empresser d’aller raconter cette étonnante vision d’un rameur extraordinaire. L’étranger devint malgré lui une véritable légende puisque plusieurs témoins le virent non seulement voguer sur les eaux, faire du portage dans la région de l’Outaouais en tenant sa mère assise dans le canot, mais également traverser des bois sans se soucier des arbres qui se trouvaient devant lui. Il fonçait entre deux arbres et ceux-ci pliaient à son passage. On aurait dit que des esprits traçaient sa route et lui frayaient un sentier. Perle de Lune était tout simplement fascinée par ces prodiges de la nature. Bien assise dans le canot, elle souriait en examinant son fils marcher si vite dans le bois que les chevreuils et les lièvres ne pouvaient le dépasser en courant. Cou de Bison tenait le canot au-dessus de sa tête sans éprouver la moindre fatigue. Plus il se rapprochait du village de son père, plus ses forces semblaient le pousser à aller plus vite.

On ne pourrait dire si Cou de Bison atteignit ce village en passant par le bois ou par le fleuve. Quoiqu’il en soit, il arriva finalement à Tadoussac et dans la petite tribu huronne des Meedowoodipis. Il demanda aussitôt à voir le chef, Sage Coeur mais un villageois baissa les yeux en disant : “Ce brave homme est mort depuis bientôt quarante lunes. Qui es-tu étran- ger !” Sans se nommer, le jeune homme demanda à voir, Plume de Chef. De nouveau le villageois lui dit : “Plume de Chef est mort depuis quinze lunes. Le nouveau chef est son fils, OEIL DE CORBEAU.” Ce chef aux allures guerrières sortit au même instant d’un tipi afin de venir avertir cet étranger de s’en aller. Oeil de Corbeau n’était guère hospitalier, contrairement aux traditions huronnes. Cet homme était le fils de Plume de Chef et de la sorcière Aguna. Il regarda froidement Cou de Bison et sa mère en disant : “Que veux-tu étranger ? Tu n’es pas vêtu comme un huron mais plutôt comme un nomade. Ici, je n’accepte que ceux de notre nation. Je te conseille donc de t’en aller sans faire d’histoires.” “Son père était huron, s’empressa de répondre Perle de Lune. Cou de Bison est le fils de Cou d’Orignal.” En disant cela, cette femme attira tous les membres de la tribu et surtout la sorcière Aguna. Elle avait peur et son fils Oeil de Corbeau lui dit d’un air sévère : “Mère, ne te mêles pas des affaires qui me concerne. Retourne auprès des vieilles femmes de ton âge.” La sorcière demeura tout de même à ses côtés en le suppliant de renvoyer rapidement ces deux étrangers. Cou de Bison lui dit en la fixant dans les yeux : “C’est le nom de Cou d’Orignal qui te rend aussi nerveuse, Aguna ? Est-ce le fait de l’avoir rendu boiteux qui te donne des remords de conscience !” La sorcière apeurée recula en criant à son fils : “N’écoute pas ce menteur, Oeil de Corbeau ; cet homme est possédé par un esprit querelleur.” “Tu sais bien que c’est l’esprit de justice qui dicte mes paroles, Aguna” se contenta de répondre l’étranger en gardant son sang-froid. Son fils leva aussitôt sa hache de guerre devant Cou de Bison après avoir repoussé sa mère d’un geste fort violent. Même Cou de Bison n’aurait osé violenter cette femme de cette manière, puisque c’était indigne d’un homme qui se respecte. “Je t’ai averti de t’en aller; tu l’auras voulu, lui cria le guerrier qui tenta d’un geste rapide de le frapper à la tête.” Le jeune homme arrêta son bras et commença à le serrer fortement en s’adressant aux autres membres de la tribu : “Je ne veux pas me battre avec votre chef mais personne ne m’empêchera de dire que mon père, Cou d’Orignal, fut jadis obligé de quitter votre village pour aller se trouver une épouse. Il boitait et personne parmi les clans hurons n’a pris son infirmité en compassion. Mon père a été empoisonné par une flèche que son propre frère, Plume de Chef, lui logea dans la cuisse. C’est Aguna qui lui donna ce poison afin de pouvoir l’épouser.” La sorcière s’écria en s’étirant les cheveux : “Il ment ; comment peut-il savoir quelque chose qui serait arrivé à son père, si son père lui-même n’a jamais parlé d’un poison qui l’aurait empoisonné ?” Cou de Bison rétorqua aussitôt : “Dès que je t’ai vu, la voix d’un esprit puissant m’a demandé de te dire que tu as offert ce poison au frère de mon père. Si tu refuses d’avouer, c’est l’esprit de Cou d’Orignal qui viendra lui-même te faire cracher la vérité.”

La sorcière fixait l’étranger d’un air effrayé. Aguna connaissait trop bien le pouvoir des esprits défunts pour ridiculiser un homme qui disait en plus la vérité. Comment pouvait-il savoir exactement ce qui s’était passé sans l’avoir appris des esprits?, se demanda-t-elle à voix basse. Elle pleura amèrement et vint s’agenouiller devant le jeune homme pour gémir du fond du coeur : “Il m’avait dit qu’il m’épouserait, moi, la plus laide des femmes du village ! Comment pouvais-je ne pas l’aider à obtenir le titre de grand chef !”

La sorcière n’avait pas besoin d’en dire davantage pour que tous les membres de la tribu réalisent qu’elle venait d’admettre sa culpabilité. Cou de Bison lâcha donc le bras du guerrier en lui disant : “Ce n’est pas ton père qui devait devenir chef de cette tribu mais le mien.” L’autre recula en fixant l’étranger d’un air méprisant. Il savait fort bien qu’il ne pourrait se débarrasser de lui dans un combat régulier et donc, il devait réfléchir à une autre solution. Oeil de Corbeau fit semblant de désirer la paix puisqu’il se retira lentement dans son tipi. Sa mère pleurait et Perle de Lune éprouva alors beaucoup de compassion à son égard. Elle l’aida à se relever en disant d’une voix sans colère : “Pauvre femme, je devrais te mépriser pour avoir rendu mon époux infirme. Je réalise toutefois que c’est grâce à toi et Plume de Chef si j’ai rencontré un homme que j’ai aimé et eu de lui, un enfant qui fait ma fierté.”

Au même instant, le chef des hurons sortit de son tipi avec son arc déjà armé d’une flèche. Il cria à l’étranger : “C’est moi le chef de ce village et je vais te tuer pour avoir osé défier mon autorité.” Sa mère s’élança vers lui en le suppliant de laisser cet étranger et sa mère tranquille et, comme il fallait s’y attendre, c’est elle qui fut victime de la colère de son fils. Il ne pouvait tirer Cou de Bison à cause de sa mère qui cherchait à lui redescendre cet arc. La flèche se logea dans le cou de la sorcière. Elle s’affaissa mollement sur le sol. Son fils s’empressa de placer une autre flèche à son arc mais un sifflement terrifiant vint mettre un terme à la tyrannie de ce guerrier lorsqu’une flèche inconnue se planta dans son front. Il s’effondra raide mort près de sa mère. Tous les regards cherchèrent ensuite à voir d’où venait cette flèche. C’est alors qu’une ombre blanche et boiteuse, disparut entre deux arbres. Perle de Lune et plusieurs membres de cette tribu reconnurent Cou d’Orignal. Le jeune homme examina un court instant le visage de celui qui lui fit un large sourire avant de disparaître en fumée. Il serra la main de sa mère en disant d’une voix émue : “C’était mon père, n’est-ce pas?” Sa mère se contenta de lui caresser la main en disant : “Tu lui ressemble beaucoup, tu ne trouves pas ?”

Chapitre 5

Cou de Bison devint le nouveau chef du village. Sa mère était très heureuse de cette nomination puisqu’elle symbolisait la place qui revenait à son époux. Comme promis, Cou de Bison protégea sa mère contre une foule de prétendants qui désiraient l’épouser. Le jeune homme ne pouvait empêcher cependant les jeunes huronnes de lui arracher des baisers et surtout se faire demander en mariage. Cet homme craignait de voir bientôt tous les mâles de sa tribu se plaindre de sa popularité auprès des jolies femmes. Pour échapper à cette invasion de prétendantes, Cou de Bison épousa une jeune fille douce et toujours souriante qui portait le joli nom de FLEUR ROUGE. Il faut savoir que ce mariage fit plusieurs jalouses parmi les jeunes huronnes. Elles aimaient tellement le physique de Cou de Bison qu’elles s’allièrent pour n’épouser que des hommes qui auraient un cou musclé comme lui. Le chef trouvait cette idée quelque peu farfelue mais il était assez sage pour ne pas contrarier la décision des jeunes femmes. Il fit donc rassembler les nombreux prétendants aux cous faibles pour leur dire en riant : “Soit! Il ne sera pas dit que votre chef n’est pas disposé à vous aider à plaire aux filles qui aiment ma bosse à canot.”

En effet, les femmes aimaient caresser ce cou musclé de leur chef. Pour obtenir une bosse semblable, il fallait simplement transporter régulièrement son canot sur son dos. À cette époque, les hurons se servaient très peu de cette embarcation. Ils se contentaient de chasser et n’entreprenaient jamais de longs trajets en canot. Mais là, en discutant longuement avec leur chef, les hurons encore célibataires le supplièrent d’entreprendre un long voyage, dans le simple but de faire du portage à travers bois. Ces hommes n’étaient pas plus sérieux dans leur revendication amusante que les femmes avec la bosse à canot. Il demanda d’y réfléchir.

C’est finalement Perle de Lune qui découvrit le sens de ces drôles de revendications en disant à son fils embêté : “Ne vois-tu pas, mon fils, que les esprits s’acharnent à te faire comprendre un message ! J’ai rêvé que mon père me réclamait de toute urgence. Ce matin, je cueillais des baies près du village lorsque l’esprit de la forêt me souffla cette phrase entre les branches d’un arbre : Il faut retourner dans ta tribu ; il faut retourner auprès des tiens.”

Cou de Bison ne pouvait refuser à sa mère de revoir son vieux père si tels étaient les désirs des esprits. Il lui dit d’un air serein : “Il n’est pas digne de te laisser mourir d’envie de revoir ton père si tel est ton désir, mère.”

C’est ainsi que la première véritable expédition des hurons de Tadoussac conduisit une vingtaine de braves rameurs et porteurs de canot dans les plaines de l’Ouest. Cou de Bison et Perle de Lune retournèrent évidemment dans leur ancienne demeure afin de montrer aux membres de l’expédition où ils vécurent si longtemps. Le jeune homme se rendit même dans un coin de la forêt pour méditer un long moment sur la fosse de son ami Boule Noire. Le lendemain, l’expédition traversa une longue plaine sans toutefois y transporter les canots qu’ils cachèrent dans la grotte en attendant leur retour. Les hurons avaient de magnifiques fourrures à présenter à cette nation Cris et plusieurs objets fabriqués par de fort habiles artisans de leur village.

Peu de temps avant le coucher du soleil apparut un nuage de poussière à l’horizon. Des milliers de chevaux, montés par de fiers guerriers de la plaine se rapprochaient rapidement des pauvres hurons terrifiés. Même Perle de Lune ne savait plus si elle devait se réjouir ou s’inquiéter de tous ces indiens qui n’étaient pas tous pacifiques. De loin, il était difficile de les identifier. Cou de Bison cria donc à ses hurons de s’arrêter simplement là où ils étaient pour éviter d’attirer l’attention de ces guerriers. Ils passeraient peut-être devant eux sans s’arrêter s’ils ne ressentent aucune animosité de ces étrangers. Toutefois, Perle de Lune s’écria de joie: “Ce sont des Cris”. Elle s’élança dans la plaine comme une jeune enfant sans que son fils puisse la retenir. Il courut derrière elle jusqu’au moment où un autre appel se fit entendre au loin : “Le Grand Manitou est bon et mon rêve me disait que ma fille viendrait à ma rencontre dans la plaine.” Montant difficilement son magnifique cheval blanc à cause de son âge avancé, le grand chef NIPISKIWO venait de reconnaître sa fille. Tous les guerriers s’arrêtèrent aussitôt afin de laisser le vieil homme s’approcher seul de sa fille. Elle s’arrêta devant lui en le fixant d’un air troublé car, il faut le dire, Perle de Lune croyait toujours que son père l’accuserait de l’avoir abandonné en se jetant du haut d’une falaise. Le vieux chef mit ses pieds à terre et ouvrit ses bras afin d’accueillir “sa petite perle” comme autrefois.

Cet instant des retrouvailles était très émouvant. Cou de Bison préféra se tenir à l’écart afin de laisser sa mère s’expliquer seule avec son pauvre père qui lui caressait ses longs cheveux en écoutant le récit de ses mésaventures. Il lui dit en pleurant : “Ma pauvre petite perle, sais-tu que je viens t’attendre dans cette plaine depuis ton départ ? Un rêve me disait sans cesse que je te reverrais avant de mourir.” Perle de Lune était si émue d’apprendre que son père l’attendait depuis si longtemps qu’elle se laissa mourir dans ses bras. Le vieil homme regarda Cou de Bison en lui disant d’un ton paternel : “Ta mère est venue mourir dans mes bras et je vais pouvoir enfin quitter ce monde et me reposer au pays de nos ancêtres. Ne pleures pas mon garçon car Perle de Lune est à présent auprès de son époux. Je sais cela puisque je vois déjà se peindre à l’horizon ce voile qui permet aux mourants de voir ce monde de l’au-delà avant de partir. Soutiens-moi mon petit-fils car je désire mourir assis.” Cou de Bison aida le vieux chef à s’asseoir et à la demande de son grand-père, accepta d’asseoir sa mère sur les genoux du mourant. On aurait dit qu’il voulait bercer sa fille une dernière fois. Il murmura ensuite une vieille berceuse en lui caressant la tête. Les guerriers descendirent tous de cheval afin de se ressembler autour de leur chef qui dit en respirant difficilement: “Mon fils aîné sera dorénavant votre chef. Je lui demande d’accepter, en mon nom, l’amitié de mon petit-fils et celle des braves hurons qui l’accompagnent. Je meurs heureux et fier d’avoir guidé cette grande nation que sont les Cris. Obéissez à mon fils que j’ai élevé dans le but d’en faire un bon chef et un homme aimant la justice.” Nipiskiwo ouvrit de nouveau la bouche pour dire autre chose mais ses yeux se refermèrent lentement et paisiblement.

Cou de Bison était prêt à s’en retourner dans sa nouvelle tribu de Tadoussac à présent que sa mère reposait auprès du grand chef des Cris. Toutefois, le nouveau chef de cette nation lui proposa non seulement son amitié mais une sorte d’alliance commerciale entre leurs tribus respectives. Comme les Cris s’intéressaient aux fourrures de l’Est, il fut donc facile d’établir de bons contacts entre ces deux nations.

Quelques mois plus tard, les joyeux hurons revinrent de leur expédition très fatigués et surtout fort bien musclés du cou et des épaules. Les jeunes femmes se jetèrent sur leurs amoureux en les traînant ensuite dans des endroits plus discrets pour les embrasser. On dit que tous les membres de l’expédition se marièrent le même jour. On peut alors s’imaginer l’ampleur de ces noces et surtout de ce “Pow-wow”, digne de figurer dans les annales de l’histoire du Canada.

Cette légende de la bosse à canot fut largement véhiculée par des castors qui fuyèrent la région de Tadoussac quelques années après cette alliance entre les Cris et les Hurons. C’est que les peaux de castor étaient très recherchées par les indiens de l’Ouest et leurs amis de l’Est en firent un commerce très florissant. Tout le monde était satisfait à part ces pauvres bêtes qui vinrent émigrer en grand nombre dans la région de l’Outaouais. C’est grâce à ces castors si les porcs-épics de ces bois apprirent l’histoire du fameux Cou de Bison. Nos amis rongeurs ajoutèrent quelques bouts de plus à cette légende afin de la rendre plus “piquante”. C’était tout à fait normal selon eux de piquer la curiosité de ceux qui verraient peut-être un jour ce canot au milieu de la rivière des Outaouais en train de voler au-dessus des eaux. Les porcs-épics terminaient leur récit en disant : “Celui qui verra Perle de Lune et Cou de Bison voguer rapidement sur la rivière deviendra le père ou la mère d’un autre héros célèbre... parole de porc-épic!”

Pérignac, 1992.

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